Le point de départ de l’installation Mende Cathédrale est l’interprétation de toute architecture comme une petite cosmologie que le visiteur parcourt sans destination précise, à l’image des trajectoires des humains sur la Terre et dans l’Univers, portant constamment avec lui un centre du monde qui lui est propre et qu’il déplace avec lui. À chaque instant, l’architecture de la cathédrale dans son ensemble est convertie en timbres musicaux à partir du point précis où il se trouve. Comme chaque point détermine sa propre transposition, les timbres changent constamment lors de ses déplacements, et toute trajectoire dans la nef de la cathédrale devient une trajectoire musicale au sein d’une architecture de timbres sonores, représentée par des ondes de fréquences spécifiques qui, par leurs interférences, décrivent la forme de la cathédrale aussi précisément que la géométrie des pierres. Toute errance dans la cathédrale détermine une séquence musicale unique ; il est pratiquement impossible à deux visiteurs de produire la même.
Pour mieux comprendre la façon dont l’édifice est converti en ondes sonores, il faut procéder par étapes. La première consiste à décomposer l’édifice, ou plutôt un modèle numérique de celui-ci, en segments individuellement analysables, idéalement tous semblables ; la seconde consiste à analyser chacun de ces segments de façon à le décrire par un vocabulaire ondulatoire ; la troisième consiste à associer les ondes ainsi trouvées à des ondes sonores ; la quatrième consiste à associer ces ondes par synthèse sonore, de façon à produire les timbres recherchés.
Les segments considérés pour la première étape peuvent être obtenus de différentes façons. Il serait par exemple possible de séparer la cathédrale en tranches extrêmement fines, comme un gâteau, pour les analyser séparément ; ou encore, de la décomposer en petits cubes, analogues à des voxels, dont l’arête serait suffisamment petite pour représenter les plus petits détails dont on souhaite tenir compte. Nous avons choisi une décomposition en coquilles sphériques. À partir de chacun des points où peut se trouver le visiteur, on crée une série de coquilles sphériques concentriques séparées par des intervalles constants, ayant toutes la même épaisseur, de rayon de plus en plus grand, jusqu’à englober toute la cathédrale. Pour un visiteur placé au centre de la nef, on peut imaginer des sphères d’une épaisseur d’un millimètre, séparées par des intervalles nuls (et donc jointives), à la manière des couches d’un oignon. Il faudrait environ 82 000 de ces sphères pour englober tout l’édifice ; le rayon de la première serait d’environ 200mm, celui de la dernière devrait atteindre 84 mètres. Le point important ici, c’est que l’intersection de ces sphères avec la cathédrale détermine sur chacune d’entre elles un motif unique: une sorte de coupe sphérique, ou section sphérique, qui dépend à la fois de la position du visiteur et de sa position dans la nef ; et que l’association de toutes les sections sphériques reproduit intégralement l’architecture du bâtiment, en un puzzle à trois dimensions semblable à une matriochka russe conçue par un artisan extraordinairement patient.
La deuxième étape consiste à considérer individuellement chacune de ces sections, et à l’analyser par un vocabulaire ondulatoire. Les ondes qui seront utilisées pour cette étape ne sont ni des ondes sonores, ni des ondes lumineuses, mais se comportent de façon exactement identique : il s’agit précisément des harmoniques sphériques, utilisées, comme leur nom l’indique, pour décrire les modes de vibration d’une surface sphérique, comme une coquille de métal. Leurs ondes élémentaires ne sont pas, comme pour les harmoniques sonores, des fonctions trigonométriques. Elles sont construites à partir d’une autre famille de fonctions, également orthogonales entre elles, appelées « polynômes de Legendre ». En soumettant chaque coquille à une analyse appropriée, on obtient le spectre des harmoniques sphériques requises pour produire chacun des motifs d’intersection.
Une analogie aquatique aidera à comprendre le processus. Imaginons une planète parfaitement sphérique, entièrement recouverte d’eau, parcourue par d’immenses tsunamis. Les uns se déplacent parallèlement à l’équateur, les autres d’un pôle à l’autre, sans jamais s’affaiblir. Ils se croisent systématiquement à angle droit – ce qui représente assez bien l’idée de fonctions orthogonales. On démontre qu’en lançant plusieurs de ces tsunamis dont on choisit adéquatement la longueur d’onde, la hauteur de vague et la phase, c’est-à-dire leur hauteur au moment où ils s’élancent, on peut dessiner n’importe quel motif à la surface de la planète, du plus symétrique au plus irrégulier.
Chaque motif peut ensuite être décrit par une liste de nombre en trois colonnes, qui donne les trois valeurs pour chacun des tsunamis requis pour le reconstruire. C’est l’exact équivalent d’un spectre sonore, transposé dans le domaine des motifs sphériques. En juxtaposant les spectres de chaque coquille, on obtient une très longue liste de nombres, toujours organisés en trois colonnes, qui représentent la géométrie de la cathédrale de façon aussi abstraite que précise.
Plusieurs facteurs convergents ont conduit à l’utilisation des harmoniques sphériques pour cette analyse, parmi toutes les options possibles. Le premier est le statut cosmologique de cet objet. Comme nous l’avons vu, il est aujourd’hui utilisé, pour décrire des phénomènes à toutes les échelles. Le second est lié à la notion de centre du monde, telle que décrite également ci-dessus : si le seul centre envisageable est la position de la personne qui contemple le monde, alors toute description de ce monde peut être centrée sur lui, et se déplace avec lui. La troisième concerne un phénomène directement lié aux principes fondamentaux de l’analyse spectrale. Pour procéder à une telle analyse, il faut que l’objet analysé puisse être décrit par un signal périodique. Cela va de soi lorsqu’on parle d’ondes sonores ou lumineuses ; c’est beaucoup moins évident dans le cas d’un objet matériel. Ici, l’adoption d’harmoniques linéaires, comme pour un signal sonore, aurait demandé une étape préalable consistant à répéter la cathédrale jusqu’à l’infini dans toutes les directions pour générer artificiellement un signal périodique. De surcroît, dans la plupart des cas, il faut modifier légèrement le signal par une fonction de type « fenêtre » qui en sélectionne une partie aux fins de l’analyse. Cette fonction lisse la connexion entre deux répétitions de l’objet analysé, évitant ainsi que des discontinuités entre les objets répétés n’introduisent dans le signal des artefacts qui en modifieraient considérablement le spectre. Ces deux opérations transforment l’objet de départ, et introduisent lors de l’analyse des harmoniques qui ne correspondent à rien de l’édifice.
Les harmoniques sphériques ne présentent aucun de ces deux problèmes : du fait que l’onde se situe sur une sphère, elle se répète sans fin lorsque l’on parcourt l’équateur de cette dernière. Elle n’a ni début, ni fin, et peut être soumise à l’analyse sans modification préalable.
La précision de la représentation ondulatoire, soit sa résolution, dépend de deux facteurs : l’épaisseur de chaque coquille – plus la coquille est mince, plus elle sera à même de capturer des détails de petite taille – et la fréquence de la plus haute harmonique utilisée : des ondes pus courtes captureront aussi des détails plus fins. Ces deux paramètres peuvent être ajustés à des valeurs aussi faibles que l’on souhaite. Si elles sont assez faibles pour capturer les plus petits détails de l’édifice, alors la transformation sera théoriquement réversible, le problème étant, comme dans toute situation de ce genre, que la quantité de calculs requise pour chaque position du visiteur augmente très rapidement lorsqu’elles décroissent, et peut devenir rapidement ingérable.
Par la force des choses, l’installation Mende Cathédrale a dû tenir compte de ces considérations. Suite aux premiers essais, nous avons résolu de limiter les déplacements des visiteurs à la nef de la cathédrale et aux collatéraux qui la jouxtent, en excluant la région du chœur et du déambulatoire. Dans cette zone, qui mesure environ 40m x 20m, ont été disposés des points espacés de 30cm dans toutes les directions, correspondant aux positions possibles des visiteurs. Ils déterminent une grille tridimensionnelle régulière qui comprend plus de 60 000 points, et couvre une hauteur de 2,30m à partir du sol. Pour chacun de ces points, 20 coquilles sphériques concentriques infiniment minces, séparées par des intervalles d’un mètre, ont été sélectionnées; pour un visiteur dans l’axe de la nef, la plus petite est pratiquement tangente aux colonnes latérales. Chacune des coquilles a été soumise à une analyse montant jusqu’à la 80e harmonique. Bien qu’assez limitée, la décomposition de toutes les sphères pour chacun des 60 000 points a généré un ensemble de 3,4 milliards d’harmoniques, dont la combinaison décrit la cathédrale avec une précision plus qu’honorable.
La troisième étape est plus systématique : elle consiste à convertir le plus directement possible les harmoniques sphériques en harmoniques sonores. Elle est conceptuellement très simple: il s’agit à toutes fins pratiques de mettre en regard les listes des harmoniques sphériques et des harmoniques sonores élémentaires, puis de générer, à partir de chaque harmonique sphérique, une harmonique sonore qui possède la même amplitude, la même longueur d’onde et la même phase.
Deux phénomènes viennent toutefois compliquer l’opération. D’une part, les harmoniques sphériques correspondant aux motifs apparaissant sur les coquilles sont extrêmement nombreuses. Contrairement à des harmoniques sonores, qui se propagent dans une dimension, elles se déploient dans un espace à deux dimensions, correspondant à la surface de la sphère. On démontre ainsi que la Ne harmonique dans une dimension génère systématiquement 2N+1 sous-harmoniques dans la seconde. Même la moitié peut être éliminée pour des raisons de symétrie, une harmonique d’ordre 50 génère tout de même 51 sous-harmoniques qui doivent toutes être considérées dans la transposition, sous peine d’en détruire la réversibilité. Nous avons développé une méthode qui règle complètement ce problème. Nous n’en décrirons pas les détails ici, du fait qu’elle relève des méthodes de composition personnelles de l’auteur.
Le second problème est causé par le fait que les harmoniques sonores, lorsque l’on monte en fréquences, atteignent très rapidement le domaine ultrasonique. En plus de les rendre inaudibles, cela ne permet pas de les traiter avec des cartes de son standard. Nous avons malgré tout utilisé toutes les harmoniques de la première à la quatre-vingtième, du fait qu’elles ont toutes un impact sur le timbre final. Par exemple, les battements et les interférences d’ultrasons produisent fréquemment des phénomènes sonores perceptibles dans le domaine audible. De plus, l’addition d’ondes ultrasoniques à des ondes audibles au moment de la synthèse additive, objet de la 4e étape, est susceptible de décaler la phase de ces dernières. Même pour de petites valeurs, ce phénomène modifie l’onde sonore audible résultant de l’addition de toutes les harmoniques. Par rapport aux limitations des cartes de son, nous avons décidé de conserver un matériel standard pour cette étape, considérant que les altérations par ces mêmes cartes des ondes qui en dépassent la résolution constituent un artefact instrumental équivalent au phénomène observé en musique classique, lorsqu’une onde sonore idéale se voit altérée par les caractéristiques physiques d’un instrument particulier.
Même après la génération des timbres sonores, la quantité de données disponibles au compositeur reste gigantesque, ce qui implique la mise en place d’un processus de composition particulier. Dans un modèle conventionnel tel que celui de la musique classique, le compositeur part d’un espace de silence dans lequel il dispose ses notes. Ici, l’espace de départ est une jungle harmonique extrêmement touffue, qui, convertie telle quelle en timbres sonores, produirait un son constant, semblable à un bruit blanc, sans différenciation ni identification possible. Il s’agit alors de trouver comment élaguer cette jungle pour arriver à générer des sons identifiables, susceptibles de produire de véritables séquences musicales lors des déplacements des visiteurs.
Plusieurs processus sont possibles, parmi lesquels il revient à l’auteur de choisir. Celui qui a été utilisé à Mende est analogue à certaines méthodes de composition employées en musique spectrale, et correspond à une forme de sculpture sonore. Elle laisse une très grande liberté au compositeur, et lui permet d’offrir de nombreux arrangements différents, qui tous maintiennent une correspondance précise avec l’architecture de l’édifice. Pour le mettre en œuvre, la cathédrale a été divisée en trente-cinq zones, correspondant chacune à une orchestration harmonique différente. Tel que mentionné en introduction, chaque visiteur tient en main une lanterne harmonique. Ce petit boîtier approximativement cylindrique contient bon nombre de données et de dispositifs technologiques : la borne de positionnement dans l’espace, les timbres correspondant aux 60 000 positions, un contrôleur qui associe chaque position à un timbre donné, les batteries, un contrôle de volume, une carte de son miniature, ainsi que plusieurs autres composantes. Un casque d’écoute permet à chaque visiteur d’entendre sa propre musique sans jamais perturber l’atmosphère de la cathédrale. Les zones les plus proches de l’entrée ont été orchestrées de façon à produire des timbres plus familiers, évoquant la cloche ou l’orgue ; les plus éloignées ont été travaillées de façon plus expérimentales : plus le visiteur s’avance dans l’installation, plus les sons deviennent insolites. Les plus élaborés consistent en déferlantes d’harmoniques séparées par des intervalles de l’ordre de la milliseconde, et n’évoquent aucun timbre connu.
Dans les régions où les visiteurs déambulent, comme l’allée centrale ou les collatéraux, les timbres se font plus brefs, parfois percussifs ; dans les régions où sont installés les bancs de l’église, ils sont nettement plus longs, générant une expérience plus contemplative pour les visiteurs qui souhaitent rester assis pendant quelques minutes.
Tous les sons sont polyphoniques. De ce fait, l’ensemble des sons entendus en un point précis dépend non seulement de la localisation précise de ce point, mais également de la direction d’approche du visiteur Au milieu de la nef, dans l’allée centrale, se trouve un ilot de silence : le visiteur peut s’y reposer l’oreille et regénérer son désir de musique avant de reprendre son périple sonore. S’il se place au centre de cet îlot et tourne sur lui même en tenant la lanterne harmonique à bout de bras, il passe successivement dans huit zones différentes, composant par ce seul mouvement une forme de symphonie timbrale extrêmement riche.
Par ce dispositif, chaque point de l’espace devient une petite goutte de son suspendue dans l’espace, comme une goutte de pluie immobile, qui résonne lorsqu’une lanterne la traverse. Par le parcours et la trajectoire, la musique devient autant affaire d’espace que de temps, l’architecture autant affaire de temps que d’espace. La cathédrale devient un gigantesque instrument, la lanterne devient l’archet qui le fait sonner, et le visiteur, pour le temps de sa visite, se retrouve à la fois musicien et compositeur d’une œuvre qui lui est propre et lui parle de sa position au monde.
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Conclusion
À partir d’un travail théorique sur les liens entre musique et architecture, qui lui-même trouvait sa source dans l’antique harmonie des sphères, le programme de recherche-création « Point (d’) origine » explore le potentiel d’une transposition poétique et contemporaine de cette même théorie. Ancré dans le corpus des connaissances scientifiques actuelles sur le cosmos, la musique et l’acoustique, ce projet massivement transdisciplinaire a impliqué des mathématiciens, des physiciens, des musiciens, des historiens et des architectes, et a connu sa première concrétisation artistique lors du projet « Mende Cathédrale ». Pour l’équipe de conception, ce projet se plaçait simultanément au niveau d’une expérience artistique, d’une démonstration du potentiel de nos dispositifs technologiques et d’une œuvre d’art destinée à toutes les audiences. La décision de le présenter d’abord dans une cathédrale provient d’abord du fait que chaque événement issu du programme doit idéalement se dérouler dans une architecture au symbolisme cosmologique immédiat. L’atmosphère de cette cathédrale a également joué un rôle déterminant. À l’opposé de cathédrales plus célèbres, telles que Chartres, Bourges ou Notre-Dame-de-Paris, elle n’est jamais envahie par des hordes de touristes au point d’évacuer pour le visiteur toute possibilité de recueillement ou d’écoute. Il s’agit au contraire d’une église vivante, encore très utilisée par la communauté, et à laquelle les Mendois sont très attachés. De nombreux visiteurs viennent tout de même d’autres lieux ou d’autres pays, en particulier en été. C’est l’un des principaux monuments d’une région qui possède par ailleurs de nombreux sites naturels importants, et attire des amateurs de plein air de toute l’Europe. L’installation a été fréquentée par des publics de tous les âges, et de nombreux visiteurs sont revenus la parcourir plus d’une fois.
L’installation a pratiquement fait le plein de visiteurs pendant les deux mois de son ouverture. Ce constat a confirmé l’une de nos hypothèses de travail, selon laquelle la présentation d’œuvres d’art technologique ou scientifique hors des espaces dédiés, tels que les galeries, les musées ou les festivals, possède un immense potentiel pour rejoindre les audiences les plus diverses, et contribuer par le fait même à faire connaître et à diffuser de façon plus efficace ces formes d’art moins familières.
Il n’était bien entendu aucunement nécessaire de connaître les bases théoriques et techniques de l’installation pour l’apprécier : tel que mentionné en introduction, l’expérience pour les visiteurs était simple et immédiate. Toutefois, pour ceux qui s’intéressaient à sa genèse et aux différents procédés mise en œuvre, une exposition était ouverte dans une galerie voisine, celle de l’ancienne Maison Consulaire de Mende, autre édifice ancien datant celui-là du XVIIIe siècle. On y retrouvait toutes les explications requises pour une compréhension adéquate des différents aspects du projet, présentée au moyen d’un ensemble de planches explicatives et d’une série de petites sculptures en bronze et en polymère. Nous illustrions ainsi un autre constat sur le monde, qui possède aussi de subtiles répercussions cosmologiques : la réalité implique toutes les échelles du monde. Celui qui apprécie les saveurs d’un repas gastronomique est en général indifférent aux aspects moléculaires de la viande, ou aux vibrations des atomes qui la constituent, et n’a nul besoin de ces connaissances pour profiter de son expérience. De la même façon, celui qui apprécie les trajectoires harmoniques de la cathédrale n’a aucun besoin d’en connaître les origines, ni le développement, pour écouter et apprécier la musique qu’il génère. Cela ne signifie aucunement que ces connaissances lui soient inutiles : tout savoir, toute information sur un événenent ou un phénomène du monde est susceptible d’en modifier profondément notre appréciation, et d’enrichir considérablement l’expérience que nous en faisons. Les composantes rationnelles et imaginaires de l’esprit sont tout sauf indépendantes : nos visions artistiques, poétiques, matérielles et scientifiques du monde se nourrissent constamment les unes des autres, et maintiennent un dialogue incessant et rend illusoire toute tentative de les séparer en catégories étanches.